Un cadeau pour Sophie

Sophie avait sept ans, elle était très jolie, avec deux tresses rousses
qui bougeaient tout le temps. Elle aimait dessiner. Elle dessinait
la maison qui avait beaucoup de fenêtres et une grosse cheminée
sur le pignon de l'est. Elle dessinait son papa, sa maman, son petit
frère aussi qui n'avait que huit mois. Mais elle aimait aussi dessiner
son oncle Thomas qu'on appelait le Bonhomme Tom. Il était très
vieux et n'avait plus de cheveux mais une grande barbe toute blanche.
C'était plus facile à dessiner. Il faut dire que le Bonhomme Tom
restait chez lui, mais sa maison était à trois minutes à pied.
Et Sophie y allait quasiment tous les jours. Et chaque fois, elle lui
apportait un nouveau dessin... Et chaque fois, son oncle avait pour
elle un tout petit cadeau. La première fois, c'était un petit livre avec
dedans une toute petite phrase. D'autres fois, c'était une petite bague
ou un bracelet de pacotille, une vieille photo de lui quand il était
jeune et mille autres babioles qui n'avaient de valeur que celle que
donne aux choses l'intention de faire plaisir. Il le disait souvent
d'ailleurs à propos des dessins de Sophie:

– Tu ne pourrais rien m'offrir de plus précieux, ma belle!

Sophie avait aussi un ami qui s'appelait Emilio et qui avait,
selon elle, une peau de caramel. Sophie aimait beaucoup le caramel.
Et elle aimait beaucoup Emilio. Elle aimait beaucoup le dessiner
parce que ça faisait d'autres couleurs dans le tableau.
J'ai oublié de dire qu'elle avait un gros chat noir avec des taches
blanches qui s'appelait Monsieur et dont le sport favori était
la chasse aux oiseaux. Elle avait beau lui faire mille reproches
et menaces... c'est dans la nature des choses. Bon.
Ils habitaient tous un petit village près d'un grand lac. Tous les matins,
Emilio, dont le père était pêcheur de dorés et de perchaudes, allait
faire son tour sur une plage tout près de la maison.

Un beau jour d'avril, Emilio arrive, tout excité. Il avait vu quelque
chose briller sur le sable. C'était un gros morceau de verre assez épais
qui semblait avoir en lui toutes les couleurs. Le soleil bien entendu
y était pour quelque chose... mais ce gros bijou lui parut magique et
plein de mystère. Et les couleurs sortaient du verre pour aller
se poser sur les meubles et sur les murs.

– Là, j'ai trouvé un cadeau pour Sophie...!

Et il partit aussitôt pour aller la surprendre avec sa trouvaille.
Sophie fut surprise et ravie, il faut dire. Ils jouèrent toute la journée
avec le tesson qui avait été le fond d'une grosse bouteille.
Mais Emilio attendit le soir pour l'offrir à Sophie...

Elle le mit sous son oreiller pour dormir. Le lendemain, rien de plus
pressé, Sophie alla montrer sa merveille au Bonhomme Tom, qui se
montra ébloui. Il lui expliqua le prisme et comment cela décompose
la lumière, ce qui, aux yeux de Sophie, donna encore plus de valeur
au cadeau d'Emilio.
Elle l'appela l'OEil .

Puis, les jours et les mois passèrent. On fit beaucoup de dessins avec
toutes les couleurs de l'OEil et du soleil. Et l'automne vint. Les feuilles
quittèrent les arbres et le vieil oncle tomba malade. La dernière visite
que lui firent Sophie et Emilio ensemble, à la fin d'octobre, fut d'une
tristesse difficile à vivre, malgré les efforts que fit le Bonhomme pour
rire avec eux et alléger l'ambiance. Il leur dit à la fin:

– Si jamais vous avez des problèmes que vous pensez que je pourrais
résoudre... appelez-moi... même si je suis mort! Je demanderai
la permission au bon Dieu de vous venir en aide...

Il mourut peu après. Ce qui causa grand chagrin à tout le monde...
mais comme le vieux disait souvent:

– C'est dans la nature des choses...!

Et c'est dans la nature des enfants de se remettre, d'oublier tous
les chagrins et... de vivre. L'hiver passa donc avec ses bonhommes
de neige et ses glissades, les patins sur le lac, les jours de ski et
les promenades dans le petit bois à se prendre pour des chasseurs...
Et le printemps revint quand la corneille vint dire à tout le monde:

– Croa... croa...

Sophie gardait sur le rebord de la fenêtre tous les cadeaux du
Bonhomme Tom, mais elle aimait surtout y laisser l'oeil de toutes
les couleurs... parce que le soleil du matin mettait sur le plafond de sa
chambre un arc-en-ciel qui lui semblait toujours nouveau. Puis un matin
d'avril qu'il faisait très beau... elle eut la désagréable surprise de ne plus
voir la belle tache aux couleurs familières... et, scrutant le rebord de
sa fenêtre, de ne plus voir le cadeau d'Emilio. Elle était pourtant sûre
et certaine de l'avoir déposé là... hier soir! Mystère.
Elle consulta sa maman... son papa... qui n'y comprenaient rien.
Sa maman, cependant, lui dit:

– Bien sûr, hier soir, j'ai ouvert ta fenêtre pour que tu respires
du bon air toute la nuit, mais je ne vois pas qui aurait pu...?

En effet, on ne voyait pas. Ce serait difficile d'annoncer cela
à Emilio... Mais, comme il finirait par l'apprendre, Sophie partit
le lui dire... et lui demander secours.

Emilio fut déçu, bien sûr, mais encore plus excité par le défi au
détective en lui qui n'attendait qu'une occasion pour montrer ses
talents... Et ils avisèrent. Est-ce que ça pourrait être Monsieur?
Mais qu'est-ce qu'un chat ferait d'un morceau de verre...
Allons voir. Monsieur fut très surpris qu'on l'accuse de quoi que ce
soit... lui qui avait dormi toute la nuit dans son panier... enfermé dans
le petit tambour. Ils en étaient là de leurs investigations, lorsque
Emilio se rappela soudain:

– Et si on demandait au Bonhomme Tom...

Il n'osait pas terminer sa phrase.

– Le Bonhomme Tom est mort, dit Sophie, réaliste.

– Mais il nous avait dit que si jamais...

– C'est vrai... qu'il nous aiderait...
ou qu'il demanderait la permission.

– Ça coûte rien d'essayer. Ça ne peut pas être pire...

– On essaie... mais... comment on fait?...

– Bien... c'est comme faire une prière, je suppose.
On arrête de parler, on ferme les yeux, puis on demande
au Bonhomme Tom de nous aider à retrouver l'oeil...

Et, en plein midi, près du gros érable qui commençait à faire
ses feuilles, Sophie et Emilio fermèrent les yeux et demandèrent
au vieux Bonhomme... ou à son âme de tenir sa promesse.
Après quelques minutes d'un silence chargé de souvenirs,
Emilio déclara:

– Bon... on lui a demandé. Maintenant, il faut attendre.

Ils attendirent. Jusqu'au soir. Rien ne leur venait à l'esprit. Puis on
verrait demain. Et le Bonhomme est peut-être rendu très loin. Où?
Dieu seul le sait. On s'endormit là-dessus.

Le lendemain matin, de bonne heure, Sophie appela Emilio
et lui demanda de venir la voir au plus vite. Il fut chez Sophie
dans les minutes suivantes.

– Alors? Il y a du nouveau?

– Oui, j'ai rêvé... J'ai rêvé que Monsieur me parlait...

– Un chat qui parle...?

– Oui, il parlait dans mon rêve. Moi, je l'accusais d'avoir volé
mon bel oeil et il me disait: Moi, mademoiselle Sophie,
je ne m'intéresse qu'aux oiseaux. Et je ne vole jamais
personne, moi! Mais parlant d'oiseau... allez donc demander
à la corneille des nouvelles de votre morceau de bouteille...
Qui sait, elle en aura peut-être entendu parler! Hein?
Allez, avant d'accuser le premier animal venu...
Et le chat s'en allait... en riant...

– Je l'ai, dit Emilio. Je le sais. Un jour, le Bonhomme Tom
m'a dit que les corneilles sont très attirées par tout
ce qui brille... On va aller examiner son nid
dans le haut de l'érable...

Et on y alla. Mais la corneille y était
et répondit vertement à cette intrusion
dans son domaine. Emilio dut redescendre
en s'excusant:

– Elle m'aurait crevé les yeux...

Sophie eut alors une idée. Ils allèrent
trouver Monsieur et elle lui demanda de
monter à l'assaut du nid. Monsieur sembla
d'abord tout indifférent, puis finit par
les suivre. Rendu au pied de l'arbre, quand
il vit la corneille sur son nid, cela réveilla en lui
le chasseur et il grimpa à la vitesse de l'éclair.
La corneille aussitôt s'envola avec des croa... croa...
furieux... Le chat renversa le nid et on eut la surprise
de voir tomber trois boutons dorés, une boucle
d'oreille que maman croyait avoir perdue dans
le jardin et... l'oeil de toutes les couleurs!

On fit une grande fête à laquelle on invita même Monsieur...
qu'une soucoupe pleine de lait finit par réconcilier avec tout
le monde. La corneille alla s'établir ailleurs. Le papa de Sophie
lui fabriqua un petit coffret à bijoux et tous les soirs,
elle y enferma le précieux cadeau d'Emilio.

Et, un soir qu'elle pensait au Bonhomme Tom, elle ouvrit
le premier cadeau... le tout petit livre avec une toute petite phrase...
écrite en tout petit... Dans le cadeau le plus modeste, il faut savoir
trouver tous les trésors du coeur.



Credits
Writer(s): Gilles Vigneault
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